La pornographie et le désespoir
Par Andrea Dworkin, écrivaine et féministe
À l’origine, cet article a été préparé pour le
colloque "Perspectives féministes sur la pornographie" qui s’est tenu à
San Francisco, en 1978. Une vision profonde du problème de la
pornographie s’incarne dans ce discours prononcé juste avant le départ
d’une manifestation ayant pour thème "Take Back the Night" [Reprenons
la nuit].
Je cherchais quelque chose à dire ici
aujourd’hui (1) de bien différent de ce que je vais dire. Je voulais
arriver ici pleine de ferveur militante, fière et déchaînée de fureur.
Mais de plus en plus, je sens que cette fureur n’est que l’ombre du
désespoir qui monte en moi. Le fait d’apercevoir ici et là des petits
bouts de pornographie déclenchera une fureur salutaire chez toute femme
qui a un tant soit peu le sens de sa valeur intrinsèque. Mais quand on
étudie la pornographie en profondeur et dans toute son ampleur, comme
je le fais depuis plus longtemps que je ne voudrais m’en souvenir,
c’est le désespoir qui nous envahit.
La pornographie est en
soi abjecte. Ce serait mentir que de la caractériser autrement et le
fléau des rationalisations et des sophismes mâles ne peut ni changer ni
cacher ce simple fait. Georges Bataille, un philosophe de la
pornographie (qu’il appelle "érotisme"), l’exprime très clairement :
"Dans son essence, le domaine de l’érotisme est le domaine de la
violence, de la violation (2)." M. Bataille, contrairement à tant de
ses pairs, a la bonté de préciser explicitement qu’il s’agit bien, dans
tout cela, de violer les femmes. Utilisant un langage fait
d’euphémismes grandiloquents, très populaire parmi les intellectuels
mâles qui écrivent sur la pornographie, Bataille nous explique que
"[c’]est essentiellement la partie passive, féminine qui est dissoute
en tant qu’être constitué (3)". Être "dissoutes" - par n’importe quel
moyen - c’est là le rôle des femmes dans la pornographie. Les grands
hommes de science et les philosophes de la sexualité, y compris Kinsey,
Havelock Ellis, Wilhelm Reich et Freud, confirment tous cette
conception de notre rôle et de notre destinée. Les grands écrivains
mâles manient le langage avec plus ou moins de bonheur pour nous
représenter en fragments autogratifiants, déjà à moitié "dissous", puis
ils se mettent en frais de nous "dissoudre" complètement, par tous les
moyens nécessaires. Les biographes de ces grands artistes mâles
célèbrent les atrocités que ces hommes ont commises contre nous dans la
vie réelle comme si elles étaient essentielles à la création
artistique. Et dans l’histoire, telle que les hommes l’ont vécue, ils
nous ont aussi "dissoutes" par tous les moyens nécessaires. Notre peau
servie en tranches et nos os fracassés sont les sources énergétiques de
l’art et de la science tels que définis par les hommes ; de même, ils
sont le contenu essentiel de la pornographie. L’expérience viscérale
d’une haine des femmes qui ne connaît littéralement aucune limite m’a
amenée au-delà de la fureur et des larmes ; je ne peux vous parler qu’à
partir de mon désespoir.
Toutes, nous pensions que le monde
serait bien différent, n’est-ce pas ? Même si nous avions connu la
misère matérielle ou émotive pendant l’enfance ou à l’âge adulte, même
si nous avions compris, à travers l’histoire et les témoignages
vivants, à quel point les gens souffrent et pourquoi, nous avons toutes
cru, quelque part au fond de nous-mêmes, aux possibilités humaines.
Certaines d’entre nous ont cru à l’art, d’autres à la littérature, à la
musique, à la religion, à la révolution, aux enfants, au potentiel
libérateur de l’érotisme ou à celui de la tendresse. Peu importe tout
ce que nous savions de la cruauté, nous avons toutes cru à la bonté ;
et peu importe tout ce que nous savions de la haine, nous avons toutes
cru à l’amitié et à l’amour. Aucune d’entre nous n’aurait pu imaginer
ou croire possibles ces simples faits quotidiens que nous avons
maintenant appris à connaître : la rapacité du désir de domination des
mâles, la méchanceté de la suprématie mâle et le virulent mépris pour
les femmes qui est le fondement même de la culture dans laquelle nous
vivons. Le mouvement de libération des femmes nous a toutes obligées à
regarder ces faits bien en face et pourtant, aussi courageuses et
éclairées que nous soyons et aussi loin que nous soyons prêtes à aller
(ou forcées d’aller), dans une vision de la réalité qui exclurait le
romantisme et l’illusion, nous restons encore atterrées devant la haine
des mâles pour notre sexe, sa mordibité, sa compulsivité, son
obsessivité, son autocélébration dans chaque détail de la vie et de la
culture. Nous pensons avoir enfin compris cette haine une fois pour
toutes,l’avoir vue dans toute sa spectaculaire cruauté, en avoir
compris tous les secrets, nous y être habituées ou l’avoir dépassée ou
encore nous être organisées contre elle de manière à nous protéger au
moins de ses pires excès. Nous pensons savoir tout ce qu’il y a à
savoir sur ce que les hommes font aux femmes, même s’il nous est
impossible d’imaginer pourquoi, quand tout à coup quelque chose se
produit qui nous affole, nous fait perdre la tête, de sorte que nous
nous retrouvons à nouveau emprisonnées comme des animaux en cage dans
la réalité paralysante du contrôle mâle, de la vengeance mâle contre on
ne sait quoi, de la haine mâle pour notre existence même.
On
peut tout savoir et pourtant être encore incapable de concevoir des
choses comme les films snuff. On peut tout savoir et pourtant être
encore choquée et terrifiée quand on apprend qu’un homme ayant tenté de
fabriquer des films snuff est relâché, malgré le témoignage des femmes
agents clandestins qu’il voulait torturer, assassiner et, évidemment,
filmer. On peut tout savoir et pourtant rester stupéfiée et paralysée
devant une enfant violée sans arrêt par son père ou par un autre mâle
de la famille. On peut tout savoir et pourtant en être réduite à
bredouiller comme une idiote quand une femme est poursuivie en justice
pour avoir tenté de s’avorter avec des aiguilles à tricoter ou pour
avoir tué l’homme qui l’avait violée, ou torturée, ou qui était en
train de le faire. On peut tout savoir et pourtant avoir à la fois
envie de tuer et de mourir à la vue d’une jubilante image de femme
passée au hache-viande sur la couverture d’un magazine national, aussi
corrompu que le magazine puisse être. On peut tout savoir et pourtant
refuser encore, quelque part au fond de soi, de croire que la violence
individuelle et sociale envers les femmes sanctionnée par la société
soit illimitée, imprévisible, omniprésente, continuelle, impitoyable et
d’un sadisme parfaitement désinvolte et bienheureux. On peut tout
savoir et pourtant être incapable d’accepter le fait que la sexualité
et le meurtre soient à ce point amalgamés dans la conscience mâle, que
la première soit impossible et impensable sans la possibilité imminente
de l’autre. On peut tout savoir et pourtant, au fond de soi, refuser
encore d’accepter que l’anéantissement des femmes soit pour les hommes
la source de leur pensée et de leur identification. On peut tout savoir
et pourtant vouloir encore désespérément tout oublier parce que si l’on
regarde en face tout ce que nous savons, on se demande si la vie vaut
la peine d’être vécue.
Tous les pornographes, anciens et
modernes, graphiques ou littéraires, vulgaires ou aristocratiques,
mettent de l’avant la même affirmation : le plaisir érotique des hommes
trouve son origine et son fondement dans la destruction sauvage des
femmes. Le marquis de Sade (que les universitaires mâles appellent "le
divin marquis"), le pornographe le plus honoré au monde a écrit dans un
de ses moments de plus grande civilité et sobriété : "Je n’aurais
jamais raté de femme si j’avais été bien sûr de la tuer après (4)."
L’érotisation du meurtre est l’essence de la pornographie, comme elle
est l’essence de la vie. Le tortionnaire peut être un policier en train
d’arracher les ongles d’une victime dans une cellule de prison ou un
homme soi-disant normal qui caresse le projet d’essayer de baiser une
femme à mort. Pour les hommes, en fait, le processus du meurtre - les
coups et le viol sont des étapes de ce processus - est l’acte sexuel
fondamental en réalité et/ou en imagination. En tant que classe, les
femmes doivent rester asservies, enchaînées à la volonté sexuelle des
hommes parce que ceux-ci ont besoin, pour alimenter leur appétit et
leur performance sexuelles, de cette reconnaissance de leur auguste
droit de tuer, peu importe qu’ils l’exercent dans toute son ampleur ou
seulement en partie. Sans Ies femmes comme victimes réelles ou
potentielles, les hommes sont. comme on dit dans l’habituel jargon
aseptisé, "sexuellement disfonctionnels". On retrouve cette même
motivation parmi les homosexuels mâles chez qui le pouvoir et/ou les
conventions désignent certains mâles comme femelles ou efféminés. La
pléthore de cuir et de chaînes chez les homosexuels, et la nouvelle
mode chez les gais adultes soi-disant progressistes de prendre la
défense des réseaux organisés de prostitution de jeunes garçons,
témoignent de l’immuabilité de cette compulsion des mâles à dominer et
à détruire qui est la source même de leur plaisir sexuel.
L’aspect
le plus terrible de la pornographie, c’est qu’elle révèle la vérité sur
les mâles, et son aspect le plus pernicieux, c’est qu’elle impose cette
vérité mâle comme si c’était la vérité universelle. Ces descriptions de
femmes enchaînées que l’on torture sont censées représenter nos
aspirations érotiques les plus profondes. Et quelques-unes d’entre nous
le croient, n’est-ce pas ? L’aspect le plus important de la
pornographie, c’est que les valeurs qui y sont charriées sont les
valeurs partagées par tous les hommes. C’est là un fait capital que la
droite comme la gauche mâles, de manières qui sont différentes mais qui
se renforcent mutuellement, veulent dissimuler aux femmes. La droite
mâle veut cacher la pornographie, la gauche veut cacher sa
signification. Les deux veulent que la pornographie soit accessible
afin que les hommes puissent y trouver réconfort et énergie. La droite
veut un accès secret à la pornographie : la gauche, un accès public.
Mais que la pornographie soit ou non visible, il n’en reste pas moins
que les valeurs qu’elle véhicule sont les valeurs exprimées dans les
actes de viol et dans le phénomène des femmes battues, dans le système
juridique, dans la religion, dans l’art et la littérature, dans la
discrimination économique systématique contre les femmes, dans les
académies moribondes ; et par ceux que l’on dit bons, sages, généreux
et éclairés dans tous ces domaines. La pornographie n’est pas une forme
d’expression isolée et distincte du reste de la vie ; c’est une forme
d’expression toujours parfaitement harmonisée à la culture au sein de
laquelle elle s’épanouit. Et cela reste vrai, que la pornographie soit
légale ou illégale. Dans un cas comme dans l’autre, la pornographie
permet de perpétuer la suprématie mâle et les crimes de violence envers
les femmes car elle conditionne, entraîne, éduque et incite les hommes
à mépriser les femmes, à les utiliser et à leur faire mal. La
pornographie existe parce que les hommes méprisent les femmes, et les
hommes méprisent les femmes en partie parce que la pornographie existe.
Quant à moi, la pornographie me détruit comme jamais la vie n’a
pu le faire, du moins jusqu’à maintenant. Quelles que soient les luttes
et les difficultés que j’aie connues dans ma vie, j’ai toujours eu le
désir de trouver un moyen de continuer même si je ne savais pas
comment, pour vivre un jour de plus, apprendre une chose de plus, faire
encore une promenade, lire encore un livre, écrire un autre paragraphe,
voir encore un ami, aimer encore une fois. Quand je lis ou que je vois
de la pornographie, je voudrais que tout s’arrête. Pourquoi, me dis-je,
pourquoi sont-ils si diaboliquement cruels et si diaboliquement fiers
de l’être ? Parfois, c’est un détail qui me rend folle. Je regarde, par
exemple, une série de photographies : une femme se tranche les seins au
couteau, se barbouille le corps de son propre sang, s’enfonce une épée
dans le vagin. Et elle sourit. C’est ce sourire qui me rend folle. Ou
bien j’aperçois une immense vitrine entièrement recouverte avec les
pochettes d’un disque. L’image sur la pochette représente une vue de
profil des cuisses d’une femme. Sa fourche est suggérée parce que nous
savons qu’elle est là ; on ne la voit pas. Le titre du disque clame :
Plug Me to Death [Enfonce-moi à mort]. Et c’est l’emploi de la première
personne qui me rend folle. "Enfonce-moi à mort". Cette arrogance.
Cette impitoyable arrogance. Comment cela peut-il continuer ainsi, ces
images, ces idées et ces valeurs dénuées de tout sens, entièrement
brutales, ineptes, se répandent jour après jour, année après année,
emballées, achetées et vendues, publiées, persistantes ? Personne ne
veut arrêter cela, nos chers intellectuels le défendent, d’élégants
avocats progressistes plaident en sa faveur et des hommes de tous les
milieux ne peuvent et ne veulent vivre sans cela. Et la vie, qui est
tout pour moi, perd tout son sens car ces célébrations de la cruauté
détruisent ma capacité même de sentir, d’aimer et d’espérer. Je hais
les pornographes par-dessus tout parce qu’ils me privent de l’espoir.
La
violence psychique dans la pornographie est en elle-même et par
elle-même intolérable. Elle agit sur vous comme une matraque jusqu’à ce
que votre sensibilité soit complètement écrasée et que votre cœur
s’arrête de battre. On est paralysée.
Tout s’arrête. On
regarde les pages ou les images et on sait : c’est cela que veulent les
hommes, c’est cela qu’ils ont toujours eu et qu’ils refusent
d’abandonner. Comme le faisait remarquer la lesbienne féministe Karla
Jay dans un article intitulé "Pot, Porn, and the Politics of Pleasure"
[Le "pot", la porno et la politique du plaisir], les hommes sont prêts
à se passer de raisins, de laitue, de jus d’orange, de vin portugais et
de thon (5), mais pas de pornographie. Et bien sûr, on voudrait la leur
arracher, la brûler, la déchirer, y jeter des bombes et raser au sol
leurs cinémas et leurs maisons de publication. On a le choix entre
adhérer à un mouvement révolutionnaire et s’abandonner au désespoir.
Peut-être ai-je trouvé la véritable source de mon désespoir : nous ne
sommes pas encore devenues un mouvement révolutionnaire.
Ce
soir, comme d’autres femmes l’ont fait dans des villes du monde entier,
nous allons reprendre la nuit et marcher dans les rues toutes ensemble
car, dans tous les sens du terme, aucune de nous ne peut marcher seule.
Toute femme, qui marche seule devient une cible. Elle sera pourchassée,
harcelée et souvent en butte à la violence psychique ou physique. Ce
n’est qu’ensemble que nous pouvons marcher avec un peu de sécurité, de
dignité et de liberté. En marchant ensemble ce soir, nous proclamerons
à la face des violeurs et de ceux qui battent leur femme que leurs
jours sont comptés et que notre heure est venue. Et demain, que
ferons-nous demain ? Car, mes soeurs, en vérité c’est tous les soirs
qu’il faut reprendre la nuit sinon, la nuit ne nous appartiendra
jamais. Et quand nous aurons conquis la noirceur, il nous faudra
revenir vers la lumière pour reconquérir aussi le jour et le faire
nôtre. C’est là notre choix et notre obligation. C’est un choix
révolutionnaire et une obligation révolutionnaire. Pour nous, les deux
sont inséparables, comme nous devons être inséparables dans notre
combat pour la liberté. Plusieurs d’entre nous ont déjà marché de
nombreux kilomètres - des kilomètres courageux et difficiles - mais
nous ne sommes pas encore rendues assez loin. Ce soir, à chaque pas et
à chaque souffle, nous devons nous engager à aller jusqu’au bout :
jusqu’à ce que nous ayons transformé cette terre que nous foulons, qui
est pour le moment une prison et une tombe, en notre chez-nous joyeux
et légitime. Nous devons le faire et nous le ferons, pour notre propre
bien et pour celui de toutes les femmes, pour toujours.
Notes
1.
À l’origine, cet article a été préparé pour le colloque "Perspectives
féministes sur la pornographie" qui s’est tenu à San Francisco, en
1978. Une vision profonde du problème de la pornographie s’incarne dans
ce discours prononcé juste avant le départ d’une manifestation ayant
pour thème "Take Back the Night" [reprenons la nuit]. Nous avions
organisé cette marche pour bien montrer notre détermination à enrayer
la vague de violence envers les femmes, qu’elle vienne des violeurs, de
ceux qui battent leur femme ou des fabricants d’images dans les
mass-médias. À la tombée de la nuit, 3000 manifestantes se sont
rassemblées pour entendre "L’exhortation à la marche" d’Andrea Dworkin.
Puis, nous nous sommes frayé un chemin jusqu’à Broadway, au milieu des
touristes, des enseignes au néon annonçant les spectacles sexuels sur
scène, les librairies "pour adultes seulement" et les cinémas
pornographiques. En scandant des slogans comme : "Plus jamais de
profits tirés du corps des femmes", nous avons envahi toute la rue,
paralysé la circulation et occupé complètement un bout de Broadway sur
une longueur de trois pâtés de maisons. Pour la première fois, et
pendant une heure, Broadway n’appartenait plus aux aboyeurs devant les
guichets, aux proxénètes ou aux pornographes, mais à des milliers de
femmes, à leurs chants, à leurs voix, à leur colère et à leur vision.
2. Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Union générale d’éditions, 10/18, 1970, p. 21.
3. Ibid., p. 22.
4. D.A.F. de Sade, Oeuvres complètes du marquis de Sade, Édition définitive, Cercle du livre précieux, 1966, tome 8, p. 391.
5.
N.D.T. : Allusion aux boycottages de ces produits organisés par la
gauche pour soutenir les luttes des travailleurs exploités par les
producteurs.
Traduction : Monique Audy.
Extrait de : Laura Lederer, L’Envers de la nuit, Montréal, les éditions du remue-ménage, 1982.
Nous remercions les éditions du remue-ménage de nous avoir autorisées à publier ce texte.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 février 2007.
Source : http://sisyphe.org/